06.05.2021

interview

Conversation avec Stéphanie Laporte

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Stéphanie Laporte est fondatrice et dirigeante de l'agence social média bordelaise OTTA, et surtout, c’est une entrepreneuse qui tire plus vite que son ombre. On a discuté de l'importance de bien se connaître, de la nécessité de la représentation et d’apprendre à déconstruire les processus d’embauche classiques lorsqu’on est dirigeant.e. 

J’ai bientôt 33 ans et j’ai passé la plus grande partie de ma vie à travailler. Je trouve que c’est à la fois super et terrifiant. J’ai commencé par vendre des sites web quand j’avais 16 ans, puis je suis devenue freelance à 20 ans. À 24 ans, j’ai signé les papiers de ma première entreprise. Aujourd’hui, ça fait 8 ans que je suis à la tête de mon agence de stratégie et publicité Social Media à Bordeaux, avec une vingtaine de salariés. Je dirige en parallèle le master Communication Digitale et Social Media de l’INSEEC Bordeaux.


Je pense que vous l’avez compris, je n’ai pas le temps. Pour vous donner un exemple parlant, j’ai intégré il y a plusieurs années un programme d’incubation d’entrepreneures. Normalement, l’incubation prend 1 an, 1 an et demi - j’ai fait le parcours en 1 mois. J’ai toujours besoin d’avancer, de savoir quelle sera la prochaine étape. Si je devais donner un conseil à quelqu'un qui souhaite entreprendre, ce serait de ne pas aimer le sommeil, et d’assumer ses comportements compulsifs. Ça ne convient pas à tout le monde : il faut réussir à être honnête avec soi-même pour savoir qu'on est prêt.e à ce genre d’engagement, de sacrifice même. Moi, je sais que je serai comme ça toute ma vie, et j’ai réussi à être OK avec ça.

Je n’ai pas été toute seule pendant tout ce parcours : je pense que je ne me serais pas lancée dans ce secteur sans mon premier compagnon, et j’ai eu plusieurs associés en cours de route. En fait, s’associer, c’est un peu comme se marier - je sais de quoi je parle, je suis divorcée. Ça prend du temps à construire, et quand c’est fini, à se reconstruire. Tu sors rarement de la relation dans les deux cas en te disant “youpi, c’est reparti pour un tour !”. Il faut trouver quelqu’un avec qui tu es en accord sur les valeurs et sur l’engagement, la dose de travail que ça implique. Et quand bien même, une fois que ça, c’est “fait”, quelqu’un qui va matcher sur le papier va quand même avoir des incertitudes, des démons, des problématiques - comme nous-mêmes. Tu acceptes l’intégralité de la personne lorsque tu t’associes. Aussi, une compatibilité avec quelqu’un à un moment, ça ne dure pas forcément toute la vie. Être bien avec quelqu’un quand tu as 15 ans, ce ne sera peut-être pas le cas lorsque tu en auras 25, 35, 40. Parfois, ça fonctionne, et parfois les gens évoluent dans des parcours différents.

En repensant à mon parcours, j’ai identifié ce qu’on appelle le syndrome de l’imposteur, ce sentiment où l’on sent qu’il faut que l’on travaille vraiment beaucoup plus que les autres pour se sentir méritante. Le mien, j’ai essayé de le gérer en m'associant avec des hommes. Rétrospectivement,  je me trouvais toujours une bonne excuse : l’expertise technique, l’expérience entrepreneuriale... Cela se retrouvait aussi dans mes choix d’associés : homme, caucasien, plus diplômé, plus âgé, ayant plus d’expérience chez l’annonceur, bref un profil que je trouvais “rassurant”, “impressionnant”. Et ça m'a clairement servi, car j’ai souvent été confrontée à des milieux sexistes et parfois racistes, surtout dans les préjugés face à mes compétences techniques. En y repensant, je trouvais ça pratique : quand je n’avais pas envie de me confronter à ces problématiques, ou quand je sentais que ça pouvait nous faire perdre un client, je sortais ma carte magique : mon associé. Dans un même ordre d’idée, la naissance de mon deuxième enfant m'a chamboulée physiquement, quoi de plus pratique quand on n'est pas bien dans sa peau que de laisser pitcher son associé plein de bagout à sa place?

Aujourd’hui, je me sens moins complexée : je me suis aperçue que les gens n'étaient pas déçus de me voir, au contraire. Ma boite a grandi, j’ai plus de salariés, et j’ai gagné en compétences, je peux plus facilement me permettre d’annuler le contrat d’un client qui a des comportements toxiques envers mon équipe. Avant, ce n’était pas possible, il fallait que j’encaisse chaque mois des honoraires si je voulais vivre, tout simplement. Si je devais donner un conseil à des femmes qui se sentent dans le même cas que moi, je leur dirais que c’est normal de passer par cette première phase d’incertitude, mais promis : ça évolue. Par exemple, il y a quelques années à peine, c’était impensable pour moi de porter les cheveux naturels sur une photo professionnelle. Maintenant, je m’assume telle que je suis avec un joli afro. Ça parait être un détail minuscule, mais en réalité, l’évolution de mon acceptation de moi est énorme. Être à l’aise avec mon identité de femme noire a pris du temps. J’ai grandi au sein d’une famille blanche. Petite, quand on me demandait de quelle couleur étaient mes cheveux et ma couleur de peau, j’étais persuadée que j’étais blonde aux yeux bleus. En parallèle, forcément, ce que me renvoyait le miroir et la société étaient d'une violence rare. Ce travail personnel a largement influé sur mon travail professionnel. Pour moi, les deux sont liés, tu ne peux pas évoluer professionnellement si tu n'acquiers pas de l’assurance personnelle, surtout lorsque ton métier a une dimension de représentation. Je ne me sens pas mal d’avoir fait ce chemin, d’avoir mis du temps à sortir de mes biais, d’avoir mis du temps à m’accepter et me trouver légitime. C’est un processus, c’est nécessaire que cela prenne du temps. Dégommer ce sentiment de devoir faire plus d’effort que les autres demande un énorme travail personnel, qui est toujours en cours. Le message que je voudrais faire passer, c’est : au début, faites comme vous pouvez.

J’ai eu pendant longtemps le biais de recruter des gens plus diplômés que moi. Je ne recrutais que des bac +5, mais je réalise maintenant que je le faisais pour m’acheter une légitimité que je n’avais pas l’impression d’avoir. Mon équipe était donc peu diverse, et très diplômée (rires). En parallèle, je travaillais trois, quatre fois plus que les autres pour, encore une fois, asseoir ma légitimité. “Twice as good to get half they have" (ndlr : être deux fois meilleurs pour avoir la moitié de ce qu’ils ont) quand on est noir, cette phrase entendue dans la série Scandal résonne en moi, elle aussi vraie qu'injuste, pourtant elle est devenue mon leitmotiv. Je suis une femme racisée dirigeante dans l'écosystème peu diversifié de l'entreprenariat. Je me dois d'être deux fois meilleure que mes homologues pour briser le plafond de verre. C’est important pour moi d’aussi devenir le role model qui manque aux jeunes femmes qui n'osent pas se lancer. Je reçois parfois des messages de certaines d’entre elles qui me disent que je les ai inspirées dans un choix de carrière, d’études et même de reconversion, j’en ai souvent les larmes aux yeux. J'ai eu de la chance d'avoir deux femmes d'envergure dans mon entourage, ma marraine et ma tante qui évoluaient dans la pub et l'informatique, ce n'est pas un hasard si j'ai choisi un métier qui mêle les deux. Je suis fière aujourd’hui de pouvoir inspirer toutes celles qui se reconnaîtront en moi.

J’essaye au maximum d’intégrer ce que j’ai appris sur moi dans mes processus d’embauche. Ça fait partie de mon devoir de dirigeante de comprendre qu’il existe différents profils. Je pense qu’il faut visualiser le parcours des gens dans leur globalité. Je ne suis pas d’accord avec les visions RH qui se focalisent uniquement sur le parcours professionnel, ou qui ne veulent pas de photos sur leur CV, par exemple. Dans mon équipe, il y a des personnes avec des "trous dans le CV" à cause de parcours de vie qui sortent de la norme. Embaucher quelqu'un qui n'a pas d'expérience, c'est possible en se basant sur la motivation et les softs skills (ndlr: les soft skills sont des compétences comportementales, comme être motivé, créatif, attentif, etc.). Je travaille aussi avec des personnes qui réagissent ou travaillent de manière atypique, ou qui ont déjà subi des harcèlements. Je suis très reconnaissante de savoir ces choses-là, car cela me permet de mieux les comprendre, et de mieux les accompagner. Quand on a la chance de pouvoir accéder à une position de recruteur.euse, c’est une responsabilité vis-à-vis de personnes qui sont comme toi, c’est-à-dire dans mon cas issus de la diversité, de prendre en compte ces critères dans un recrutement. Tu dois apprendre à recruter autrement. Je trouve ça intéressant de prendre en compte les projets faits à côté, les galères de parcours, les histoires personnelles. C’est pour moi ultra intéressant car ce sont souvent le signe de profils qui ont eu l’habitude de se débrouiller et de s’adapter. Il faut aussi apprendre à se détacher de nos biais inconscients, qu’ils soient négatifs, ou même positifs. Je pense notamment aux personnes asiatiques, qui vont très régulièrement être frappées par le biais inconscient positif suivant : “ils bossent dur”. Ces personnes vont être recrutées donc avec un biais et avec des attentes, parfois trop grandes. On voit donc que même quand c’est positif, ça peut nuire, parce que c’est des gens qui vont peut-être être plus sujet au burn-out, au harcèlement au travail - malheureusement, il n’y a pas de chiffres là-dessus en France car les statistiques ethniques sont interdites. Pour moi, ça pose un vrai problème, car au-delà de l’inclusion, on est sur des problématiques de souffrance au travail, qui ne sont pas du tout considérées aujourd’hui.

Bizarrement, je n’ai pas nécessairement l’impression que les visions sur l’inclusivité évoluent. J’ai l’impression qu’il y a une hostilité vis-à-vis des mouvements engagés et inclusifs. Comme ces mouvements deviennent de plus en plus visibles grâce aux résaux sociaux notamment, ils dérangent. Sur une discussion un peu floue il y a quelques années, les personnes ont tendance à avoir aujourd’hui des opinions très tranchées, en faveur ou en désaccord, donc des réactions parfois très violentes. Je trouve que le débat en devient d'autant plus polarisé. J’espère que les choses évolueront dans le futur, qu’il y aura moins de complexes pour les personnes racisées mais aussi pour les personnes en situation de handicap, les personnes non binaires, car plus il y aura de représentations, plus cela sera ordinaire aux yeux des autres ceux qui sortent de la norme actuelle. 

Parmi toutes les difficultés de l’entreprenariat, qu’implique le fait d’être une femme noire dans ce domaine ? Comment cette identité transparaît ? Quelles forces en tirer ? Ce sont les questions que nous nous posons avec Black Owned Business France au travers d'interviews de femmes entrepreneures noires.

Black Owned Business France est une initiative lancée en parallèle du mouvement Black Lives Matters et du nouveau mode de consommation "Buy Black" dont le but est de consommer auprès des entreprises possédées par des afro-américains afin de soutenir la communauté mais aussi de pas financer des entreprises suspectées de racisme. Pour Elodie, la créatrice du compte instagram Black Owned Business France, l'idée est de "partager les entreprises françaises portées par des afro-descendants et en découvrir de nouvelles, surtout dans des domaines auxquels on ne s'attend pas, pour aider les entrepreneurs noirs à avoir de la visibilité. L'objectif à long terme de cette initiative est de déconstruire notre pensée afin de voir les créateurs noirs comme des égaux et des experts”.