28.08.2020

interview

Conversation avec Emmanuelle Duez et Justine Dupuy

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L'une est entrepreneuse, l'autre professeure certifiée de philosophie. Rencontre avec deux femmes aux parcours différents mais à la vision unique de l'entreprise d'aujourd'hui et de demain.


Le confinement a été une période assez particulière pour nous. Malgré le fait que nous soyons issues d’univers très différents (le monde de l’entreprise et le monde universitaire), ce moment nous a considérablement rapprochées. On s’est mises à écrire à deux sur ce qui nous manquait le plus à ce moment-là : l’Autre. C’est en échangeant sur nos intuitions et en partageant les signaux faibles que l’une et l’autre captait depuis sa sphère propre que l’on a compris qu’on partageait les mêmes inquiétudes quant aux conséquences de la crise sur nos vies professionnelles respectives. Il y avait à la fois cette distanciation physique et sociale qui résonnait brutalement en chacune de nous, et d’un autre côté, ces formidables initiatives solidaires mises en places à distance (cours, coaching sportif, contenu universitaire et muséal accessibles en ligne...). C’était à la fois bouleversant et très galvanisant ! Niveau entreprise, tout fonctionnait au ralenti : les chiffres stagnaient et les missions piétinaient, pourtant, ici aussi, le lien entre les uns et les autres se renforçait. On comprend vite que le coeur de l’entreprise, lorsque le reste est mis en pause, ce sont les personnes qui la composent. Un retour aux origines, en somme.

 

Nombre de discours “corporate” nous sonnent bien creux à l’éclairage de ce nouveau contexte. Les valeurs d’entreprise markétées et bien peu mises en application ou les avantages du baby-foot ont semblé légèrement dérisoires alors que travailleurs et entreprises étaient frappés de plein fouet par un arrêt souvent plus que partiel de l’activité et un bouleversement des modes de travail. Quand 86% des français.es reconsidèrent la place du travail dans leur vie quotidienne*, ça fait se poser des questions sur notre vie en entreprise. Lorsqu’on demande aux travailleurs.ses français.es ce qui pourrait, demain, les faire revenir sur leurs lieux de travail, ils répondent l’équipe ou le collectif en premier. Plus que jamais, ils.elles ont besoin d’une incarnation concrète et sincère à leur égard, en contrepartie de leur engagement. 

 

Une culture du care, voilà ce que l’on souhaite au sein des entreprises : une culture qui place au premier plan l’attention à l’autre, sans pour autant tomber dans une logique de l’assistance très improductive, finalement. Il s’agit d’un accompagnement concret des femmes et des hommes de l’entreprise, à travers des investissements de temps et d’argent, sans ROI à court terme. 87% des Français se disent prêts à fournir des efforts supplémentaires au regard du contexte, avec, en retour, une exigence accrue à l’égard de l’entreprise*. Prendront donc soin de leur organisation en difficulté les collaborateurs dont on aura pris soin en retour. Et les situations difficiles où les entreprises auront plus que jamais besoin d’un capital humain investi ne manqueront pas dans les mois à venir. C’est ni plus ni moins un grand retour aux fondamentaux : de l’humain, de l’humain, de l’humain. 

 

Concrètement, comment on fait ? Déjà, on reconsidère notre rapport à l’autre. Quand on manage quelqu’un, quand on travaille en équipe avec quelqu’un, on ne s’arrête pas à sa fonction occupée au sein de l’organisation, on le considère dans son intégralité. On développe une culture de l’attention : on prend en compte au maximum les contraintes individuelles de chacun. Est-ce qu’il.elle habite loin, est-ce qu’il.elle a des enfants ? Comment il.elle gère t-il.elle le home office ? 

 

Il semble aussi primordial de redonner du corps au travail lui-même, et aux espaces dans lesquels il se fait : retourner dans une organisation qui ne fait pas ou plus sens après la crise, c'est prendre le risque de perdre tout ce qu'il y avait à gagner dans cette décélération. On s’assoit donc tous ensemble et on prend le temps de purger les non dits, d’écouter les ressentis et de comprendre comment chacun donne du sens à ce qu’il fait. On instaure des moments de commun pour instaurer des pratiques de partage, d’attention et d’entraide. Une introspection commune est essentielle pour aligner les sensibilités de chacun dans une direction partagée. 

 

Enfin, on met en pratique : on imagine et met en forme au cas par cas les activations concrètes des engagements de notre entreprise. On en profite aussi pour faire de nos lieux de travail l’incarnation esthétique des valeurs de l’entreprise en proposant des solutions immobilières adaptées à ceux qui les occupent, et pas l’inverse : on n’applique pas de manière automatique les modes successives - open, flex, remote office - sans se questionner sur les besoins propres des équipes. 

 

Parce que chaque entreprise est une mise en oeuvre collective, il est de la responsabilité des leaders d’instaurer une culture de l’attention et de forger des corps sociaux résilients, où les collaborateurs prennent soin les uns des autres. Plus encore, chaque décision à venir devra s’inscrire dans la volonté de rebâtir des projets collectifs qui font sens, d'abord et avant tout dans la qualité du lien qui nous relie à l'autre. Parce qu’une fois débarrassés des apparats, des dogmes et des effets de mode du grand théâtre social de la vie, l’entrepreneuriat et l’entreprise sont avant tout ceci : une formidable aventure humaine.

Emmanuelle Duez, fondatrice de The Boson Project, une société de conseil en excellence humaine et Justine Dupuy, professeure certifiée de philosophie sont les auteures de Le goût des autres, publié aux Éditions de l'Observatoire.

*Chiffres issus de l'enquête In(tro)spection du Travail, réalisé par Boson en 2020.